Jean MATHIEU,
incorporé de force "Malgré Nous"
Entretien avec Jacques Cuny
Jean, vous étiez ici, à Lapoutroie, en 1944 ?
Oui, au mois d'octobre, novembre…
Le recul des troupes Allemandes
Au mois d'octobre, novembre, les troupes allemandes reculaient, dans les Vosges. Au fur et à mesure qu'ils reculaient, ils emmenaient le cheptel, ils prenaient les vaches et descendaient la vallée. Ils les chargeaient en bas de Lapoutroie, à la gare.
Dans cette ferme, les gens avaient été expulsés, l'étable était inoccupée. Les Allemands l'avaient repérée, ils avaient 5/6 bêtes dedans. Et il y avait un Allemand qui venait tous les jours soigner le bétail. Ils en tuaient, ils en ramenaient d'autres qui étaient prises dans les Vosges. Cet Allemand-là venait souvent chez nous, presque tous les jours, discuter avec mon père. On savait que ce n'était pas un Nazi. Il avait dit en allemand : " Ce qu'on n'aime pas, on n'en parle pas". Il ne parlait jamais politique. C'était un paysan. Sa tâche était de soigner les bêtes, sortir le fumier, leur donner à manger. Toutes les semaines il prenait des bêtes qu'il emmenait au Bonhomme à la boucherie Masseran et là il tuait et faisait de la saucisse pour l'Armée.
Et un beau jour, je ne savais pas qu'il était là, je me suis retrouvé nez à nez avec lui. Il m'a regardé de haut en bas. Il me connaissait parce qu'il m'avait vu en photo dans la Marine. On a eu vraiment peur. On a dit : "Il y aura ce qu'il y aura", mais il n'a pas dit un mot. Il ne m'a pas dénoncé. Rien du tout.
la vie pendant l'annexion de l' alsace
J'ai toujours porté le béret, entre 40 et 44, du temps qu'on était annexé par les Allemands. Porter un béret dans la rue principale à Lapoutroie en passant devant la mairie ou la gendarmerie, et causer français, on était digne pour aller à Schirmeck. Le béret était un signe de résistance pendant la guerre, un signe qu'on n'était pas d'accord avec eux.
Parler français était interdit. Le canton de Lapoutroie, était francophone. On ne causait pas du tout l'alsacien, pas plus l'alsacien qu'à Fraize. Si on parlait français, on était digne pour être expulsé en Pologne. C'est le patois qui nous a sauvé la vie. Dans le patois, il y a des mots d'origine allemande, les Allemands l'ont admis comme un allemand dégénéré. Les gens parlaient couramment le patois, partout.
albert schweitzer, soldat à schnierlach
10 ans après la guerre, on entend à la radio parler du Docteur Schweitzer. Mon père sursaute sur sa chaise. Il dit : "Albert Schweitzer, c'est l'allemand qui venait tous les jours chez nous !
Par la suite, étant conseiller agricole, j'ai été envoyé en stage en Allemagne. Un matin, j'ai cherché sur la carte et on est parti chez lui. Il m'a reconnu. "J'étais à Schnierlach, Lapoutroie", j'étais caché, j'avais déserté, il m'avait vu, il ne m'a pas dénoncé. Alors après la guerre, je suis devenu européen. Il y a les S.S.. et aussi les gens bien ! Quand il y a eu l'anniversaire du docteur Schweitzer, en 1975, je lui ai envoyé 2 cartes. Il m'a renvoyé une carte, écrite en allemand : "Il y a 31 ans, j'étais chez vous comme soldat dans une ferme à la Barichire à Lapoutroie. je me souviens de vous. J'ai encore une photo. Vous aviez déserté de la Marine Allemande. Vous étiez caché dans la ferme paternelle "
Juin 1940, les troupes allemandes débarquaient
En 1940, le 18 juin, mon père avait été obligé de partir avec le cheval pour conduire du matériel pour l'Armée française. les Allemands arrivaient déjà. Ils montaient la vallée de Kaysersberg à Hachimette en chantant "Heili Heilo" et patati et patata…
On pleurait, de voir ça. Jamais on aurait cru que, 2 ans plus tard on serait dans cette Armée-là.
C'était en 1940 et l'incorporation de force a eu lieu en 1942, le 25 août 1942. le Gauleiter Wagner de Strasbourg a décrété l'incorporation de force des Alsaciens de telle et telle classe dans l'Armée Allemande.
L'incorporation de force des "Malgré-Nous"
Comment avez-vous appris votre incorporation de force dans l'Armée allemande?
J'ai eu l'ordre de route pour aller dans l'Armée Allemande. Je devais aller en Tchécoslovaquie. A ce moment-là, j'ai dit : "je vais faire ce que je peux pour me débrouiller".
Je me suis mutilé volontairement. A ce moment-là, à la ferme, on faisait du fromage de Munster. Il y avait le petit lait qu'on donnait pour les veaux, on le cuisait dans des marmites, et le petit lait bouillant qui fait de l'écume, "la brocatte" au-dessus. Je me suis versé un seau plein sur la jambe droite, complètement brûlée. Ils m'ont conduit sur un traîneau, sur une schlitte, il y avait de la neige, chez le docteur Bruard. Quand il a vu ça, il a dit : " C'est embêtant parce que dans les 15 jours, il y a eu 7 trucs comme ça, 7 mutilations volontaires. C'était dangereux, parce que notre docteur était de la Moselle, il avait été officier allemand avant 1914, c'était un pro-allemand, mais pas Nazi.
C'est grâce à lui que, étant mutilé, j'en ai tiré pendant 6 mois. J'étais à la maison, la jambe bandée. J'étais brûlé je ne sais pas à quel degré. Je ne suis pas allé à l'hôpital militaire. J'ai traîné du mois de janvier au mois d'août 1943. Je n'avais plus rien, mais toujours la jambe bandée.
Et là je reçois l'ordre de route pour la Marine. Alors là, je ne pouvais pas recommencer un 2ème truc comme ça. C'était dangereux. A ce moment-là, je suis parti.
J'avais réfléchi. A une heure de marche, pour passer la frontière et tomber dans les Vosges. Avec ou sans passeur, ce n'était pas ça le plus dangereux. Le plus dangereux, c'était d'être repris de l'autre côté des Vosges par la Milice. La 2ème raison, c'est que si on ne partait pas, c'était toute la famille qui était expulsée en Pologne… les représailles ! Je me suis dit :"Je tâcherai de me débrouiller pour déserter"
Quel souvenir vous avez de ce passage dans l'Armée allemande ?
Est-ce qu'on vous a fait revêtir l'uniforme ?
Tout de suite. Au bout de 3 jours, on avait les uniformes, on était habillés. On était dans cette Armée où on ne comprenait pas un mot. C'est ça le pire ! On suivait les autres, on ne savait pas l'allemand, on ne savait pas plus l'allemand que les gens de Fraize. J'avais 19 ans. on s'est retrouvé en Prusse Orientale, avec des Alsaciens de la région, Val de Villé, Rothau, Saâles. Ils avaient 29 ans, c'est des gens qui avaient été dans la Marine française, des roublards. Ils connaissaient toutes les combines. On s'est mis avec eux. Ils ne savaient pas un mot d'allemand non plus.
On a fait les idiots. Les Allemands nous prenaient pour des fous. Ils massacraient nos noms qu'on ne comprenait pas. Je leur ait dit : "Chez nous on ne cause pas l'alsacien, on ne cause que le patois". Entre nous, on parlait patois. Ils nous disaient : "Vous êtes une bande d'idiots". On répondait "Yâvol". Alors ils nous posaient des questions : "Est-ce que dans votre pays, les gens sont aussi bêtes que vous" ? Ah oui, yâvol qu'on disait ! On va perdre la guerre avec des idiots comme vous. On disait "Yâvol" ! Ils ne remarquaient pas qu'on se foutait d'eux.
Un souci constant : déserter
Quand l'idée de déserter vous est-elle venue ?
Dès le départ. Trouver l'occasion de foutre le camp, sans inquiéter les parents. Fallait pas mettre en cause les parents. Sitôt arrivé, la première idée c'était "Quand est-ce qu'on pourra déserter" ?
J'ai eu plusieurs permissions agricoles. Une fois, je suis parti en permission agricole de 10 jours. Je suis rentré avec 3 jours de retard. C'était grave. Je suis arrivé à me disculper grâce à une bouteille de kirsch. La bouteille de kirsch a arrangé l'affaire. Je n'ai pas été traduit au tribunal.
Le torpilleur était parti. Heureusement pour moi, car ce torpilleur a été coulé en Norvège !
J'ai eu de nouveau une permission. Mais là, je savais en partant que je ne reviendrais pas. Parce que le débarquement avait eu lieu au mois de juin.
En partant de permission, il fallait faire tamponner les papiers, que tout soit en ordre. J'ai vu les gendarmes ici à Lapoutroie, ils m'ont vu partir. A Colmar, la Police Militaire était là, a tamponné mes papiers. Je suis monté dans le train, il n'allait pas très vite. A la sortie de Colmar, de nuit, j'ai sauté en bas du wagon, dans le fossé, je suis allé chercher mon vélo, et à 2h du matin, je suis revenu en vélo de Colmar. Je suis arrivé à la ferme, mes parents étaient au courant, ils savaient que je reviendrais. J'avais préparé mon lit dans le tas de foin, je montais entre les vaches. J'avais 2 sorties, j'avais toujours à côté de moi une boîte de poivre pour les dérouter s'ils étaient venus avec des chiens.
Les Allemands sont venus à la ferme, pour me contrôler au bout de quelques jours. On avait signalé que je n'étais pas rentré. Mes parents ont dit : " Il est parti tel jour à telle heure, vous pouvez contrôler". Ils ont fait un contrôle. Effectivement, j'étais parti.
Au bout d'une semaine, j'ai dit à ma mère qui savait très bien l'allemand : "Il faut risquer le coup, tu vas écrire, on va faire une lettre pour demander où je suis. Tu leur diras que la Gestapo est venue, qu'ils me cherchent". Alors ma mère a écrit une lettre de simulation à mon capitaine pour demander où j'étais.
Au bout d'une quinzaine de jours on a eu une réponse :
"Nous sommes vraiment déçus qu'il n'ait pas tenu sa parole - j'avais promis que j'allais rentrer - Malgré tout, nous comprenons les soucis de parents et nous souhaitons que tout se passe pour le mieux".
A la fin de la guerre, à la Libération en décembre, à Lapoutroie on était 35 qui étaient camouflés, cachés comme ça. Il n'y a pas eu de dénonciation. Beaucoup de gens savaient, ils supposaient. Par exemple à la ferme, le jour j'étais dans la maison, je bricolais, et le soir, à la tombée de la nuit je fauchais de l'herbe et faisais des tas, j'épandais le purin. Le lendemain, le voisin disait : " Je ne sais pas comment ils font, le soir, il n'y a rien de fauché, le matin c'est fauché" !
Retour à la vie à Lapoutroie
A quel moment vous avez du prouver que vous étiez de Lapoutroie ?
Donc on était les 35 déserteurs de Lapoutroie. On a été convoqué au 2ème Bureau. Chacun de nous a du prouver qu'il était de Lapoutroie. A moi, par exemple, ils m'ont posé la question : "Comment s'appelle ce chemin qui descend" ? J'ai répondu " La schlééffe". "Qui habite cette maison " ?. " C'est des Claudepierre qu'on surnomme la puce ". Il m'a dit : "C'est bien, vous êtes de Lapoutroie"; Quand ça été fini, j'étais le dernier, j'ai dit "Mon capitaine, comment ça se fait qu'on est là pour prouver qu'on est de Lapoutroie" ? Il m'a dit : "demandez à vos fameux F.F.I. "
Si Vichy avait joué son rôle, il n'y aurait pas eu d' Alsaciens dans l'Armée Allemande, il n'y aurait pas eu d'Alsaciens à Oradour. Autre chose : la classe 26 a été versée dans les S.S. C'était beaucoup plus grave.
Les 140 000 Alsaciens et Mosellans qui on été incorporés de force dans l'Armée allemande on été pris dans un piège. Ils ont voulu protéger leur famille qui risquait, à coup sûr, la déportation.
40 000 Malgré Nous ne sont pas revenus.
Jean MATHIEU, incorporé de force "Malgré Nous"